Mon cher Victor,
Es-tu de bonne humeur aujourd'hui ? Eh bien, ma foi, extrêmement ! Surtout que nos entretiens se sont espacés et je dois dire que j'ai toujours un grand plaisir à te retrouver, ma petite Mirabelle ! Par contre, toi, je trouve que tu as une petite mine... Quelque chose ne va pas ? On ne peut rien te cacher. Je ne me sens pas le coeur à jouer les jeunes filles épanouies aujourd'hui.
J'avais un rêve, Victor. Celui d'une famille Ricoré. Qu'est-ce qu'une "famille Ricoré" ? Une famille unie. Complice. Qui dialogue. Une maison pleine de rires. Une maison bavarde. Une vie simple, heureuse, de l'amour à revendre.
Ma famille était presque conforme à mon rêve. Presque. Par éclairs. De grands moments de rire, de joies partagées. Presque. Qu'essaies-tu de me dire, Mirabelle ? J'essaie de te dire que ma mère cherche un appartement. Oui, tu as bien compris... Mes parents vont sans doute se séparer, Victor. Je ne sais pas quoi te dire... Alors, ne dis rien, s'il te plaît. Ne dis rien. Cela va peut être s'arranger... Cela s'est toujours arrangé. Nous sommes une famille atypique, tu sais, Victor. Beaucoup d'amour. Enormément. Mais aussi beaucoup de vaisselle qui casse. Beaucoup de cris. De pleurs. De drames. De colère. C'est ça, aussi, notre famille...
Des parents qui se disputent depuis que je suis enfant. Cette angoisse, que j'ai gardée. C'est sans doute ridicule. J'ai vingt-deux ans, désormais. Ma vie à construire. Mais il me semble parfois que je ne suis encore qu'une toute petite fille, qui aime ses parents si fort qu'elle ne supporte pas l'idée de leur séparation. Je m'en veux d'être ainsi, si tu savais... J'ai envie de me taper la tête contre les murs, de hurler : "Mais réveille-toi, Mirabelle ! Tu es adulte, maintenant !". J'entends encore J. me dire que je ne suis qu'une gamine qui s'accroche à son papa et à sa maman. Il n'a sans doute pas tort, du moins en partie... C'est vrai que, le peu de fois où tu m'as parlé de ta famille, j'ai senti chez toi une grande sensibilité, comme si vous étiez, tous les quatre, dans votre petite bulle. Elle est si fragile, cette bulle, Victor ! Si fragile...
J'y tiens, moi, à cette petite bulle ! Je ne peux pas imaginer notre maison, plutôt petite d'ordinaire, si grande, soudain. Une maison à trois. D'une tristesse infinie. Tu sais, Victor, quand j'étais petite, j'aimais m'endormir en me disant que nous étions bien au chaud, tous les quatre, dans nos lits respectifs. J'entendais mes parents parler. Le son de leurs voix me berçait. J'avais confiance. Tu n'es plus une petite fille, Mirabelle... Je sais bien. Mais ce n'est pas si simple.
Ma famille Ricoré, je voulais la perpétuer avec mes enfants, fière de leur montrer que l'amour, ça peut durer, et que leurs grands-parents en étaient un exemple frappant, bien qu'un peu... inhabituel. J'aurais été fière de venir déjeuner dans la maison de mon enfance, chaque dimanche. Mon mari, mes enfants, ma soeur, son mari, ses enfants, et nos parents, à l'autre bout de la table, les piliers de la famille, nos racines. On aurait raconté des souvenirs. Ce que j'aimais étant enfant. Le jour de ma naissance, celui de ma soeur, dont ma mère a déjà parlé cent fois mais dont je ne me lasse pas. Je tiens énormément à notre famille. Mais rien n'est encore fait, j'imagine... Elle n'a pas encore plié bagage, ta maman, si ? Non, pas encore. Elle s'éloigne, cependant. Les yeux dans le vague, l'air las...
Je me mêle sans doute de ce qui ne me regarde pas (quoi que si tu m'en parles, c'est pour que je m'en mêle un peu...), mais tu ne devrais pas prendre tout ça trop à coeur. Pense à toi, Mirabelle. A ton concours. A ton permis. A ta nouvelle chance avec J., à tes projets pour l'année prochaine... C'est ce que je devrais faire, en effet. Mais comment y parvenir, comment avancer quand il me semble que ma famille, que je considérais, malgré les nombreuses tempêtes, comme le vieux rafiot qui revient toujours à bon port, se décompose ? Si mes parents se séparent, c'est mes repères que je perds. Et c'est mon modèle familial, mon modèle de couple, qui sont à reconstruire. Irrémédiablement.