Parce que cela fait longtemps que cela me démangeait, parce que dans la vie il faut oser affronter les critiques (surtout celles d'un grand écrivain), je décide d'inaugurer une nouvelle catégorie avec ce texte. Mais s'il te plaît, ne dis rien !
Ecrire. Alice venait de terminer son assiette. Ecrire. Vite. Ecrire avant que la fièvre ne tombe. La vaisselle en vrac dans l’évier. La tasse de thé oubliée sur la table. Elle avait branché son ordinateur et s’était installée à son bureau. Elle resterait là pendant des heures. Elle attendrait. Le bon mot. La bonne phrase. Le frisson. L’effervescence de l’intellect qui lui commanderait d’écrire, d’écrire, d’écrire. Elle s’oublierait. Ne serait plus personne.
Ecrire. Elle écrivait, en accord avec elle-même. Elle s’était trouvée. Enfin. Un tout harmonieux, une évidence. Tu es faite pour ça… Elle oubliait tout. Les mots s’enfilaient comme des perles sur un fil. Ses doigts couraient sur les touches, prenaient du retard, hésitaient, repartaient de plus belle. Elle relisait ses phrases, s’écoutait les prononcer, reprenait une virgule, un point, ajoutait une conjonction de coordination. S’interrogeait sur les propositions, permutait des termes, les faisait sonner.
Elle était seule avec la fièvre. Au milieu de nulle part. Le temps suspendu. Elle aimait la solitude de l’écriture. Alors, rien ne pouvait l’atteindre. La puissance des mots donnait corps à sa personne toute entière. Les idées se bousculaient. Des murmures. Des soupirs. Les mots étaient vivants. Ecrire n’était rien d’autre, à ses yeux, qu’un dialogue subtil avec soi-même. Maîtriser, choisir. Inverser les rôles. Manipuler la vie. Tout prévoir. Et ne jamais s’écrouler.
On avait frappé à la porte tout à l’heure. Mais elle était toujours seule avec la fièvre et n’aurait ouvert à personne, pour rien au monde. Surtout ne pas briser cette intimité. Rester seule avec l’écriture. Et ne revenir à la vie que quand elle l’aurait décidé.
Tu es faite pour ça… L’instinct avait surgi. Ces soirs où elle observait le regard glissant de sa mère, sur ces livres inconnus, sans images, indéchiffrables. Les petits caractères mystérieux dans les journaux. Les histoires avant d’aller se coucher. Le contact du papier, l’odeur du cahier neuf. Les belles majuscules au tableau. L’écriture appliquée du maître. Apprendre à former des lettres, à les lier les unes aux autres. La lettre au Père Noël à rédiger avec la classe. Lire. Jane Eyre, sa couverture abîmée, ses pages jaunies, son parfum de vécu. L’émerveillement… Un poème pour la fête des mères. Le délice des rimes.
Tu es faite pour ça… Sa première machine à écrire. Ses premiers poèmes. Ses premières nouvelles. Devenir quelqu’un. La puissance de la fièvre, ce flot d’envie, de passion, qui vous attrape au ventre, vous agrippe, vous tient, ne vous lâche plus. Ne t’arrête jamais d’écrire… Grandir et s’apercevoir que le rêve est toujours là. Et que lui aussi, lui aussi a grandi. En même temps que nous...
Des rires dans le couloir. Des pas dans l’escalier. Le quotidien. Et elle, sur son ordinateur, à s’inventer une autre vie. A refuser la vérité. Avec ses ailes de goéland. Elle se réfugiait dans cette torpeur que lui procurait l’écriture. Alors, plus rien ne s’écroulait. Tu es faite pour ça…
Les mots s’enfilaient moins bien désormais. Comme s’il y avait un nœud sur le fil. Pourtant, la fièvre était toujours là. L’envie d’écrire lui serrait le ventre, encore. Pourtant, elle entendait mieux les rires et les pas dans le couloir. Comme un appel. Un appel à revenir…
A peine une page en deux heures. Des phrases prises et reprises, supprimées, rajoutées. Des agacements devant des constructions bancales, de longues minutes à attendre LA formulation, évidente, claire, directe, parlante. Elle aimait attendre. L’instant où la phrase apparaissait, se suffisant à elle-même, n’en était que plus délicieux. Soudain, on frappa à la porte. Elle hésita à répondre. Un appel à revenir…
Parfois, elle se disait que l’écriture naissait d’un déséquilibre. Celui entre le rêve et la réalité. Comme les goélands… Avec leurs ailes de géant. Mieux dans les airs que sur la terre ferme, avec le commun des mortels. Pourtant, il y avait toujours un appel. Un appel à revenir… Ne pouvait-on jamais y échapper ?
Son téléphone avait sonné, tout à l’heure. Elle avait décroché. On l’avait invitée au cinéma. Elle avait dit oui. Alors elle avait enregistré cette page. Puis éteint son ordinateur. Alice allait revenir à la vie. Jusqu’à ce que la fièvre reprenne. Et qu’elle se remette à écrire. Ecrire. Vite. Aligner les mots. Aligner les phrases. Faire courir ses doigts sur le clavier. Ne plus rien écouter que le désir impérieux de l’écriture. Tout figer autour de soi. S’oublier. Pour que rien ne s’écroule.